Matthias Cheval

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Un homme de passage

En/Fr

Ces images que j’ai choisi de montrer ne demandent finalement pas tellement d’explications. J’ai pensé qu’en trouvant un angle d’attaque, une écriture, j’arriverais à sortir de l’exotisme. Mais il faut parfois savoir regarder les choses en face : je suis parti en voyage, et j’ai pris des photos. Je les aime beaucoup. J’avais très envie de vous les montrer. J’ai vécu un très beau moment, et j’aimerais en partager quelques instants avec vous : jamais, avant ni depuis, n’ai-je autant photographié.

C’est le souvenir que j’en garde et peut-être que je l’idéalise. Parce que je me souviens aussi très bien de ceci : j’étais à des milliers de kilomètres de chez moi, et pourtant, je pensais exactement aux mêmes choses auxquelles je pensais quelques jours plus tôt, quand j’essayais de me rassurer sur mes angoisses en cochant les cases de mes to-do lists. Je savais que j’étais en train de vivre un moment unique et spécial, et je m’en voulais presque de n’être pas totalement présent. J’étais dehors toute la journée, à arpenter ces lieux que j’avais choisi de voir, entièrement dédié à mon appareil et aux moments que je traversais. Mais il restait presque toujours une petite distance, une petite voix dans ma tête qui ne pouvait s’empêcher de me demander ce que je foutais là, tout seul, à laisser de côté le chantier qu’est ma vie, pour une fois encore prendre la fuite et profiter de mon privilège. Je ne dormais pas très bien, la nuit. J’avais peur de ne pas faire assez ou de passer à côté de quelque chose, peur d’être encore dans le mensonge aussi. Je photographiais sans relâche, la caméra entre moi et le monde, un masque entre moi et moi-même. Et au détour d’une ruelle, tandis que la température grimpe, je cherche un rare coin d’ombre et me demande pourquoi j’ai quitté cette scène que je voulais capturer, juste au moment où l’élément que j’attendais entrait dans mon cadre.

Pourtant, je ne crois pas que les meilleures images que j’ai faites soient celles que j’ai patiemment composées. En vérité, il y en avait tellement à faire en si peu de temps que je suis rarement revenu aux mêmes endroits. Pour la plupart, ce sont des notes que j’ai prises en passant, sans même y réfléchir, parce que l’évidence du moment s’imposait, là, très vite, et puis je passais à autre chose, une autre rue, une autre découverte, une autre photo. En passant parce que je ne restais jamais trop longtemps, mais aussi parce qu’au fond, je n’étais pas entièrement là, toujours dans le flottement, et, peut-être, encore plus dans ma bulle. Il y a encore plein de choses que j’aurais aimé voir. Chaque endroit, j’aurais pu m’y attarder un peu plus, à part peut-être à Boukhara, en Ouzbékistan, une ville qui m’a semblé inhospitalière. Peut-être aussi dans ces montagnes totalement vierges, au Kirghizistan. Au fond, j’ai voyagé comme un touriste, pour échapper temporairement à mon quotidien et y revenir avec de nouvelles expériences, des histoires à raconter et des images à montrer.

Avec un peu de recul, je me dis que c’est exactement ce qui s’est passé. Je me savais intéressé par les rues, les gens qui la peuplent, les éléments banals du décor ; j’ai découvert que j’étais aussi fasciné par les espaces vides, les traces que les hommes laissent de leur présence. En Ouzbékistan, c’était les ruelles désertes, vidées par la chaleur écrasante d’un été chaud et aride. Au Kirghizistan, c’était ces sites soviétiques fantomatiques et à moitié abandonnés, où l’on croise encore quelques rares habitants qui sont comme des spectres d’une époque révolue. L’autre chose c’est que, au fur et à mesure de mon séjour, la petite voix (celle qui me demandait ce que je foutais là) s’est calmée. J’ai recommencé à mieux dormir. Ça s’est fait simplement et sans que je m’en rende vraiment compte. C’est peut-être parce que sur la fin, je ne me sentais plus seul. Et puis j’ai pris l’avion et je suis rentré chez moi. Il n’a fallu que deux jours pour qu’elles reviennent en force. J’étais de passage et j’ai cru pouvoir y laisser mes angoisses ; je suis revenu avec l’évidence de leur poids.